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la passion du voyage et des jardins.

Marcel Gaucher a travaillé pendant un demi siècle comme chef jardinier chez les Rothschild. Son livre de souvenirs ‘Les Jardins de la Fortune’ témoigne d’une époque à jamais disparue.

 

Marcel Gaucher, Super Jardinier des Rothschild

«Considérant que je reste probablement l’un des seuls professionnels vivants qui aient connu les fastueux parcs et jardins de la famille Rothschild, dont mon père et moi-même avons eu la charge, j’ai cru utile de rassembler les souvenirs de ma carrière à seule fin de laisser un témoignage.» Le livre «Les Jardins de la Fortune» de Marcel Gaucher nous raconte un univers de jardins incroyables, la villa Victoria à Grasse,  Waddesdon en Angleterre, Ferrières, Boulogne et Armainvilliers en France. Un témoignage touchant d’une carrière de «super jardinier» chez les Rothschild.

Marcel et Marthe Gaucher
Les jardins de la fortune Marcel Gaucher
Marcel Gaucher Jardinier des Rothschild

Marcel, Marthe, Guy Gaucher

Désirant partager avec vous des extraits de ce livre qui est un véritable petit bijou pour les amateurs de jardins, de botanique et d’histoire, je suis partie à la recherche de Marcel Gaucher. J’ai appris qu’il était décédé en 2006. Il n’eut qu’un seul fils, Mgr Guy Gaucher qui fut évêque auxiliaire de Bayeux et Lisieux, chargé du rayonnement national et international de sainte Thérèse. Décédé en 2014, celui-ci légua une partie de ses archives personnelles à Soeur Monique-Marie de la Communauté des Béatitudes à Lisieux, au service du sanctuaire depuis 1995. Sœur Monique-Marie se souvenait bien de Marcel Gaucher et elle m’a encouragée à publier des extraits de son livre. Elle m’a aussi envoyé des photos d’archives sur les parcs et jardins de la famille Rothschild afin d’illustrer mon reportage.

Jaqmes de Rothschild
Alice de Rothschild
Ferdinand de Rothschild
Edmond de Rothschild

James, Ferdinand, Alice, Edmond de Rothschild

«On ne connaît plus de gens assez délicats pour consacrer à l’horticulture assez d’argent et de soins pour atteindre, comme l’ont fait les Rothschild, ce degré de raffinement.» nous dit André de Vilmorin dans la préface du livre. «C’est là que nous percevons l’émouvant message que nous adresse un des derniers témoins d’une époque où le temps n’était pas toujours de l’argent et où un financier était assez civilisé pour éprouver plus de joie à parcourir son jardin qu’à traîner son ennui dans des casinos surpeuplés.»

Domaine Rotshschild

La Villa Victoria à Grasse

Marcel Gaucher est né en 1906 dans la villa Victoria à Grasse, propriété de la baronne Alice de Rothschild. Au début du siècle passé, le pays grassois était un damier de champs de fleurs cultivées pour la parfumerie. On y récoltait le jasmin, la rose de mai, les tubéreuses, le géranium rosa et les violettes. La Villa Victoria, dont l’imposante masse rose faisait figure de château, était entourée d’un domaine de plus de cent hectares. Albert Gaucher, le père de Marcel, était régisseur du domaine. C’est dans les merveilleux jardins de la Villa Victoria que Marcel Gaucher vécut son enfance, jusqu’à l’âge de seize ans.

Albert Gaucher

«La façade noble, en plein midi, dominait un panorama splendide vers la mer. Les plantations y étaient particulièrement somptueuses puisqu’on pouvait les admirer des fenêtres et des balcons. Dans cette partie connue sous le nom de Grand Jardin, on trouvait une véritable collection de plantes ornementales, une espèce de synthèse de la végétation méditerranéenne où les palmiers tenaient la place d’honneur. Il y avait une débauche d’agaves splendides par la taille et la vigueur, et tous les agrumes étaient représentés.»

Grasse Villa Victoria

La maison du régisseur

«Il fallait traverser l’avenue Victoria pour accéder à la partie haute du domaine. On y voyait tout d’abord la grande maison de mes parents, de type provençal, couverte de tuiles génoises et vernissées, et dont les murs étaient tapissés de plantes grimpantes, bougainvillée, jasmin, bignonia, chèvrefeuille. Un vieux puits était couronné d’une glycine extraordinaire qui s’évadait à plusieurs mètres de là, en prenant appui sur les oliviers voisins auréolés de mauve. Un jardinet peuplé de violette, d’agathéa et de pervenche était le cadre de mes jeux.»

Grasse Villa Victoria

Les corbeilles fleuries

«La palette des couleurs était obtenue par les plantations saisonnières de fleurs annuelles. La baronne Alice avait un sens très personnel des mélanges de couleurs et répétait à mon père que le blanc ou le jaune intercalés entre deux tons se heurtant, permettaient tous les contrastes. Pour donner une idée du travail nécessaire à l’entretien du parc, voici quelques chiffres concernant ce qu’on est convenu d’appeler les plantes molles destinées à fleurir tous les massifs et plates-bandes: entre autres 55.000 pâquerettes, 25.000 giroflées et 5000 myosotis étaient plantés chaque année.»

Baronne Alice de Rothschild

La baronne Alice de Rothschild

L’enfance de Marcel Gaucher s’est déroulée à l’ombre de Miss Alice. «Elle n’était pour moi qu’une silhouette à la tenue vestimentaire immuable. Faisant fi de toute élégance, elle affectionnait les tailleurs gris dont la jupe descendait jusqu’à terre. Sa démarche ne donnait pas la moindre impression de féminité! Elle portait un chapeau de paille garni de tulle et dissimulait son visage sous une voilette retenue sous le cou, comme la mode le voulait alors. Au jardin, elle était souvent armée d’un sarcloir en argent à manche d’ébène pour le cas improbable où une mauvaise herbe se serait présentée à ses yeux.»

Villa Victoria Grasse 1911

De 1888 jusqu’à sa mort en 1922, la baronne Alice séjournait d’avril à septembre à Waddesdon et d’octobre à mars dans la villa Victoria à Grasse. «L’arrivée de la baronne Alice était, tous les ans, un événement pour la ville de Grasse. Sa Rolls et son chauffeur arrivés la veille d’Angleterre l’attendaient en gare de Cannes et la conduisaient à la villa.» Son goût du commandement venait de ce qu’elle ne s’était jamais mariée. «Elle exigeait le maximum de toutes choses et, servie par une mémoire prodigieuse, remarquait aussitôt la moindre négligence. Son amour des plantes la rendait particulièrement intraitable dans le domaine de l’entretien du parc.»

1912 de Nice à Grasse
Grasse Villa Victoria
Grasse Villa Victoria
Palmier de Nice à Grasse
Grasse Villa Victoria
Grasse Villa Victoria

La passion des plantes

La baronne Alice propose au jeune Marcel de faire un stage en Angleterre dans son domaine de Waddesdon. «Fils et petit-fils de jardiniers, élevé dans l’un des plus beaux parcs de France, j’ai appris très jeune à connaître et à aimer les plantes. Aussi était-il tout naturel qu’à mon tour je décide de leur consacrer ma vie.» Marcel n’a que seize ans quand il quitte Grasse. «J’aurais personnellement préféré entrer à l’école d’horticulture de Versailles pour être moins éloigné de ma famille, mais mon père jugea que l’enseignement y était trop théorique. Aussi opta-t-il délibérément pour l’Angleterre qui jouissait alors d’un prestige incontesté dans la formation des jeunes qui se destinaient à l’art des jardins.»

Waddesdon Manor

Waddesdon Manor

Marcel Gaucher va passer deux années à Waddesdon pour faire son apprentissage. «Je découvris l’Angleterre au mois de septembre 1922, en même temps que l’imposante demeure de la baronne Alice dans le Buckinghamshire, quelques mois seulement après sa mort. Waddesdon Manor, le parc et les woodlands qui l’entourent sont l’oeuvre de Ferdinand de Rothschild, de la branche autrichienne.» Miss Alice hérita de Waddesdon au décès de son frère Ferdinand. De ce jour, elle géra et organisa personnellement cet immense domaine. «Jusqu’à sa mort, la baronne ne cessa d’apporter à Waddesdon des embellissements qui en firent l’un des hauts lieux du jardin anglais.» (voir mon reportage sur Waddesdon Manor)

Waddesdon Manor

Atteindre la perfection en toutes choses

«Notre cadre de vie était particulièrement agréable ce qui, dans un domaine appartenant aux Rothschild, n’avait rien d’étonnant. A Waddesdon, les questions d’argent étaient secondaires. La règle était d’atteindre la perfection en toutes choses et, les moyens n’étant pas ménagés, le chef responsable ne pouvait invoquer aucune excuse en cas d’échec.» Les terres de cultures du jardin potager et les cultures florales se trouvaient en dehors de la vue des visiteurs. Une grande serre, longue de plus de cent mètres, était réservée aux cultures fruitières hâtées. Le jardin d’agrément était traversé par une longue allée sablée bordée de plates-bandes fleuries à profusion sur fond d’ifs taillés en haie.

Waddesdon manor
Waddesdon Water Garden
Waddesdon Manor
Waddesdon Manor
Waddesdon Manor
Waddesdon Manor

Les Rothschild en Angleterre

Waddesdon Manor n’était pas le seul domaine appartenant aux Rothschild dans la région. «The Pavillon construit par Miss à Alice à Eythrope devint la résidence de Mrs James lorsque le domaine fut légué au National Trust par son mari, décédé en 1957. Le fils aîné Nathan s’était pour sa part fait bâtir une demeure de style normand, Mentmore Towers, avec toutes les dépendances classiques habituelles. Anthony de Rothschild possédait le domaine d’Aston Clinton, tandis que la baron Lionel était propriétaire de quinze cents hectares de terres dans le Herdforschire, avec une somptueuse demeure à Tring.» La propriété d’Exbury House du baron Lionel, non loin de Southampton, jouissait d’un microclimat favorable à la culture de remarquables hybrides de rhododendrons et azalées.

Waddesdon Manor

Paradis perdu

«Parti de Grasse en septembre 1922, je revins à Boulogne en mai 1925. Entre-temps, ma famille avait déménagé. La Villa Victoria avait été vendue et le paradis mon enfance détruit impitoyablement. En héritant du domaine de Miss Alice, le baron Edmond avait manifesté l’intention de s’en séparer. Il avoua par la suite à mon père qu’il avait vivement regretté cet abandon, mais il était trop tard. Le baron Edmond offrit à mon père le poste de régisseur de sa propriété à Boulogne-sur-Seine et, en 1924, ma famille pris le train pour Paris, quittant définitivement la Côte d’Azur.»

Château de Boulogne-sur-Seine

Le parc de Boulogne-sur-Seine

«Le domaine de Boulogne-sur-Seine fut acquis vers 1850 par James de Rothschild, le père du baron Edmond, et le château construit en 1855.» C’était l’un des plus beaux parcs des environs de Paris. Il était ainsi décrit: «Tout ce qui environne cette somptueuse demeure se trouve disposé pour la majeure partie en jardin de style paysager avec points de vue, grande pièce d’eau, rochers et cascadelles, vallonnements, chalets, ponts et fabriques. Une autre partie est réservée au style symétrique.» «Dans la période heureuse des années 1920 et 1930, mon père puis moi-même disposions d’un personnel fixe de soixante jardiniers avec lesquels il était possible de faire des merveilles.»

Marcel Gaucher Boulogne

L’orangerie de Boulogne

«Une très imposante orangerie permettait d’hiverner les végétaux qui n’auraient pu supporter sans dommage les rigueurs de la mauvaise saison, mais qu’on remettait en plein air au printemps dès que les risques de gelées n’étaient plus à craindre. La surface vitrée considérable protégeait les milliers de plantes annuelles cultivées pour les plantations du parc à la belle saison. Le jardin à la française – nous disions le français- absorbait à lui seul 40.000 géraniums auxquels il fallait ajouter les plantes de bordures. En gros, on considérait que 150.000 plantes étaient élevées en pots tous les ans.»

Château de Boulogne-sur-Seine
Château de Boulogne-sur-Seine
Château de Boulogne-sur-Seine
Château de Boulogne-sur-Seine

Des serres pour les fruitiers

Les serres bien exposées permettaient de hâter la production des cultures fruitières, cerises, des pêches, des brugnons, du raisin de table et des fraises à gros fruits. «Par un forçage judicieusement conduit, nous obtenions des cerises mûres, juteuses et sucrées à souhait dans les premiers jours d’avril. La floraison intervenait au début de février. C’était vraiment un ravissant spectacle que ces fleurs de cerisiers s’épanouissant à l’abri du vitrage alors que dehors il gelait à pierre fendre ou bien qu’il neigeait.»

Edmond de Rothschild

Edmond de Rothschild

Le baron Edmond, alors âgé de quatre-vingt-trois ans, est un bel homme à la barbe blanche soyeuse et au regard très doux. Il inspirait le respect. Pour son entourage et les membres de sa famille, il était le patriarche vénéré. «Sa culture était immense, sa curiosité universelle et son sens artistique inné se manifestaient tout aussi bien dans la décoration intérieure de ses demeures que dans l’aménagement de ses jardins. Le baron Edmond habitait presque toute l’année au 41, faubourg Saint-Honoré, dans une demeure princière dont j’ai souvent franchi le seuil. Pratiquement chaque jour, le baron venait faire sa promenade dans le parc de Boulogne où mon père l’attendait vers midi. Ils partaient alors tous deux au hasard des allées, s’arrêtant parfois longuement devant les floraisons du moment.»

Armainvilliers 1935

Le domaine d’Armainvilliers

Le baron Edmond envoie Marcel à Armainvilliers pour seconder son intendant avant de prendre sa place. En 1930, à 24 ans, Marcel Gaucher devient responsable du parc et des serres du domaine d’Armainvilliers et il dirige une équipe de 40 jardiniers. Il se marie à une jeune Marseillaise, Marthe Dol, et le couple s’installe dans un pavillon jouxtant les serres. «Les distractions étaient rares et les soirées d’hiver bien longues». Après la naissance de leur fils Guy «nous connûmes le bonheur dans toute sa plénitude.»

Armainvilliers devant les serres

Les serres d’Armainvilliers

«Hormis les arbres magnifiques, le fleuron du domaine d’Armainvilliers était indiscutablement l’hectare de serres situé à quelques centaines de mètres du château. Le carré principal était réservé aux serres d’exposition reliées entre elles par un couloir central traité en rocaille et dont la voûte était entièrement palissée de plantes grimpantes exotiques. De grands palmiers, principalement des Kentia, touchaient au faîte du vitrage. Plusieurs serres étaient consacrées aux orchidées, d’autres abritaient les plantes décoratives à feuillage coloré dont nous possédions une collection admirable.»

«Tous les jours de l’année, une expédition de fleurs, de fruits et de légumes soigneusement emballés en caissettes était livré au 41, faubourg Saint-Honoré. Durant les séjours du baron et de la baronne à Armainvilliers, d’importantes garnitures florales ornaient le château. Il ne s’agissait pas seulement de vases et de corbeilles de tables, mais de véritables scènes réalisées avec des plantes décoratives de toutes tailles, y compris des palmiers de trois à quatre mètres de hauteur.»

Château de Ferrières

Le château de Ferrières-en-Brie

Le domaine d’Armainvilliers s’étendait sur 3000 hectares et rejoignait au nord le domaine de Ferrières, situé près de Lagny, et qui appartenait alors au baron Edouard. «Ces terres avaient été acquises à partir de 1828 par James de Rothschild, le fondateur de la branche française qui avait aussi fait construire le château de Ferrières. La silhouette de ce dernier est très caractéristique avec ses tours carrées limitant un rectangle de soixante-cinq mètres de long. Une cinquantaine de jardiniers assuraient les productions et l’entretien. Lors de ma première visite, je fus frappé par la vision d’un mur entier de poiriers en espalier qui dessinaient des lettres hautes de deux mètres composant le nom ROTHSCHILD. »

Château de Ferrières

Le château de Prégny près de Genève

Le baron Edmond mourut en 1934. Il légua Armainvilliers à son fils Maurice et Boulogne à sa fille Alexandrine. Le baron Maurice habitait près de Genève, dans son château de Prégny. Bien des années plus tard, alors qu’il terminait son livre, Marcel Gaucher se rendit avec son épouse au château de Prégny, invités par la baronne Edmond. «Le parc couvre à lui seul vingt-trois hectares. On y accède par une très belle grille en fer forgé et on découvre aussitôt le château se détachant en blanc sur le vert velouté des pelouses soignées. Les eaux calmes du Léman sont l’aboutissement du décor.»

«La baronne m’a parlé longuement de mon manuscrit puis m’a donné toute latitude pour visiter le parc, les serres et les cultures et pour poser aux employés toutes les questions pouvant présenter un intérêt pour la rédaction de mes notes. Au cours de ces entretiens, j’ai retrouvé auprès des membres du personnel l’esprit de dévouement de mes vieux jardiniers d’Armainvilliers. Dans les temps troublés où nous vivons, voir des gens heureux de leur sort et qui vous le disent est un inestimable réconfort.»

Château de Prégny

Extraits du livre «Les Jardins de la fortune», Marcel Gaucher, Jardinier des Rothschild, éditions Hermé, 1985. Le livre a été réédité sous le titre « Les Rothschild côté jardins » en 2000 aux éditions Arts et Système.

Crédit photos d’archives Marcel Gaucher et Waddesdon Manor National Trust

Rendez-vous dans la rubrique Jardins, Angleterre du Sud, pour découvrir le domaine de Waddesdon Manor et dans la rubrique Jardins, France Sud pour mon reportage sur la Villa Ephrussi au Cap-Ferrat, et dans la rubrique Découvertes, pour découvrir mes reportages sur le Fonds René Pechère, le Bon Jardinier, une Collection d’outils agricoles qui raconte la vie d’un village et sur un inventaire des Outils du jardinier au temps passé, ou cliquez sur les liens.

Marcel Gaucher jardinier des Rothschild

 

 

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