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La région de Jodoigne au XIXe siècle a été particulièrement féconde dans l’obtention de nouvelles variétés de poires.

 

La poire, objet de passion

Parmi les mille variétés de poires nouvelles obtenues par semis au XIXe siècle en Belgique, on pouvait en compter 220 rien que dans le canton de Jodoigne. La Belgique était alors réputée dans le monde entier pour l’efficacité de ses obtenteurs. Dans son Dictionnaire de Pomologie en 1867, André Leroy pépiniériste à Angers nous dit,: «Si nous cherchons quel a été le lieu de naissance de nos nouveaux poiriers, nous trouvons qu’ils sont, pour la plupart, nés en Belgique.» 

Poire Précoce de Jodoigne, Xavier Grégoire, 1865

Provenant essentiellement de semis spontanés ou de mutations naturelles, la création de variétés nouvelles de poires fut longtemps laissée au hasard. Une nouvelle variété était comme un nouvel enfant issu de la fusion d’un pollen mâle et de l’ovule d’une fleur femelle. Chaque semis d’un pépin allait donner un arbre différent de ses parents. Le greffage ne servait qu’à multiplier fidèlement des variétés déjà existantes.

Poire Zéphirin Grégoire, Xavier Grégoire, 1843

Jusqu’au 18e siècle, l’origine des variétés et les noms des obtenteurs étaient généralement ignorés. Le semeur est la personne qui a semé les pépins. L’obtenteur est la première personne qui décrit et donne un nom à un arbre provenant de semis n’ayant jamais été décrit ni nommé auparavant. Son obtention s’appelle parfois aussi un gain.

Poire Fondante du Panisel, Nicolas Ardenpont, 1762

L’Age d’or de la pomologie

Au XIXe siècle, La Belgique occupe en Europe et même dans le monde une place prépondérante. Deux créateurs de poires vont faire école. Originaire de Mons, l’abbé Nicolas Hardenpont (1705-1774) est le premier semeur obtenteur qui va utiliser la fécondation croisée, c’est à dire l’hybridation artificielle pour créer de nouvelles variétés. Alors que les poires qu’il fallait cuire étaient jusque-là cassantes ou croquantes, on lui doit les premières poires fondantes et savoureuses de dessert dites «à couteau» créées en Belgique.  On peut dire que les trois quart des poires qui seront créées par la suite dans le monde auront dans leurs gênes un héritage des poires obtenues par Hardenpont.

Poire Nec Plus Meuris syn. Beurré d’Anjou, Van Mons, 1823

Un autre Belge s’intéresse à l’amélioration des espèces. Pharmacien et médecin né à Bruxelles, Jean-Baptiste Van Mons (1765-1842) est un personnage hors normes qui devient professeur de chimie et d’agronomie à l’université de Louvain. En 1823, il dispose de vastes jardins avec près de 80.000 pieds d’arbres. A partir de sélections de semis issus de fécondations naturelles, il va baptiser près 500 nouvelles variétés de poires. Des centaines de jeunes scions d’arbres fruitiers pour la greffe seront expédiés dans toute l’Europe et jusqu’en Amérique du Nord où notre homme acquiert une solide réputation. Plus tard, on lui reprocha toutefois d’avoir eu une «démangeaison irrésistible» à rebaptiser d’anciennes variétés au nom de ses nombreux amis.

Poires de Jodoigne 100 Docteur Lentier Xavier Grégoire et 40 Madame Durieux, Bivort

Charles-François-Joseph Mary

La culture des fruits n’est pas seulement le fait de jardiniers de châteaux ou de grands domaines. Elle passionne aussi les notables, officiers, avocats, médecins, curés ou pépiniéristes. Chaque amateur a son fruticum équipé d’abris vitrés, de contre-espaliers et planté d’arbres fruitiers palissés ou de plein vent. Le premier à s’intéresser aux poires dans la région de Jodoigne est Charles-François-Joseph Mary (1759-1838), avocat de profession et dernier bailli de Jodoigne. Il entame ses premiers semis en 1788, ce qui en fait un véritable précurseur. L’histoire n’a conservé aucune trace d’un de ses gains éventuels. Cependant, une poire garde son nom, la Poire Mary, obtenue par le semeur Van Mons.

Poires de Jodoigne 94 Commissaire Delmotte, 544 Eugène Maisin, 80 Beurré Delfosse, Xavier Grégoire

Jean-Jacques Artoisenet

Chirurgien à Jodoigne, Jean-Jacques Artoisenet (1772-1852) ne fut pas vraiment semeur. Deux poiriers qu’il avait planté dans son jardin donnaient de beaux fruits. Il confia des rameaux à Alexandre Bivort pour la multiplication de cette poire qui fut baptisée Colmar Artoisenet.

Poire Triomphe de Jodoigne, Antoine-Joseph Bouvier 1843

Antoine-Joseph Bouvier

Semée en 1830, date de la naissance de la Belgique et donnant sa première fructification en 1843, Triomphe de Jodoigne est probablement la poire la plus célèbre du pays. On la doit à Antoine-Joseph Bouvier (1774-1846), notaire et bourgmestre à Jodoigne, membre du Comité horticole d’Angers. Il nous a laissé d’autres obtentions, Simon Bouvier, Bourgmestre Bouvier, Epine de Jodoigne, Ermesinde, Jules Bouvier et Van Assche dédiée au peintre paysagiste à Bruxelles.

Poire Triomphe de Jodoigne Antoine-Joseph Bouvier 1843

Simon-Pierre Bouvier

Frère d’Antoine-Joseph, Simon-Pierre Bouvier (1776-1846) est pharmacien à Jodoigne. C’est un obtenteur très productif qui nous a laissé parmi ses meilleures obtentions Beurré Curtet, Beurré Epine, Beurré Quetelet, Délices de Charles, Délices de Jodoigne, Henriette et Reinette Ontz.

Poire Beurré Curtet, Simon-Pierre Bouvier 1828

Jean-François Bouvier

Frère de Simon-Pierre et d’Antoine-Joseph Bouvier, connu sous le nom de Soldat Bouvier, Jean-François Bouvier (1782-1861) exerça le métier de salinier puis de cultivateur. Il nous a laissé les poires Emile Herpin, Aimé Adam et Amand Adam.

Poires de Jodoigne, 778 Emile Herpin, Jean-François Bouvier 1845

Louis-Joseph-Casimir Baguet

Vicaire à Jodoigne puis curé à Saint-Médard, Louis-Soseph-Casimir Baguet (1792-1848) s’adonna comme beaucoup d’autres religieux à la pomologie. On lui connaît deux obtentions, Beurré Baguet et Délices de St-Médard.

Poire Zéphirin Grégoire, Xavier Grégoire, 1843

François-Xavier Grégoire

Echevin à Jodoigne, François-Xavier Grégoire (1802-1887) est le plus célèbre et le plus fécond des obtenteurs de la région de Jodoigne. Il est aussi repris sous le nom de Xavier Grégoire-Nellis, du nom de son épouse. Il entreprend vers 1830 ses premiers semis dans le jardin attenant à son établissement industriel de tannerie.

Poire Madame Grégoire 1860

Cette activité qu’il pratique jusqu’à sa mort donne naissance à une centaine de nouvelles poires baptisées des noms de sa nombreuse famille et de ses amis, Barbe Nélis, Madame Grégoire, Docteur Nélis, Jules d’Airoles, Léon Grégoire, Soeur Grégoire, Docteur Lenthier, Hélène Grégoire, Madame Gillekens, la Nouvelle Fulvie, Zéphirin Grégoire ou Souvenir de la Reine des Belges.

Poire Madame Gillekens, Xavier Grégoire

Poire Nouvelle Fulvie, Xavier Grégoire 1854

Narcisse Bouvier

Fils de Jean-François Bouvier, Narcisse Bouvier (1806-?) était docteur en médecine à Jodoigne. Sa fille Léonie-Marie donna son nom à la poire Léonie Bouvier, un excellent fruit tardif que l’on a attribué à tort à Simon Bouvier.

Poires de Jodoigne, 161 Eleonie Bouvier, 114 Zéphirin Grégoire

Alexandre-Joseph-Désiré Bivort

Dans un village tout proche, à Saint-Remy-Geest, l’agriculteur et pépiniériste Alexandre Bivort (1809-1872) recueille en 1840 la collection de Van Mons. Il obtient de 1845 à 1854 une soixantaine de variétés nouvelles de poires de ses propres semis. Bivort est l’auteur de deux ouvrages de pomologie, «Album de Pomologie» de 1847 à 1851 et «Les Fruits du Jardin Van Mons», en 1867. Il est le co-auteur principal des «Annales de Pomologie Belge et Etrangère» contenant 8 tomes, de 1853 à 1860 avec la description et les figures de 431 fruits. Jusqu’à sa mort, Alexandre Bivort correspondit avec les plus célèbres pomologues du monde, Trautenburg à Prague, Oberdieck en Prusse, Downing aux USA, Girokuti à Budapest, Millot à Nancy et André Leroy à Angers.

Poire Duc d’Aumale, Alexandre Bivort

Parmi ses obtentions, on remarque Alexandrina, Amand Bivort, Beurré Berckmans, Duc d’Aumale, Duchesse Hélène d’Orléans, Monseigneur Affre et beaucoup d’autres.

Poires de Jodoigne, 120 XXVe Anniversaire de Léopold Ier, 420 Souvenir de la Reine des Belges, 128 Monseigneur Sibour, Xavier Grégoire

Gilles Théodore Delatin

Curé à Incourt, Gilles Théodore Delatin (1821-1877) est l’obtenteur d’une bonne dizaine de poires dont Alfred Crèvecoeur, Curé Carnoy, Chevalier Evrard et Souvenir de l’Evêque.

Poire Bergamotte Dussart, vers 1830

Jardinier Dussart

La poire Bergamotte Dussart citée par Leroy et Bivort provient d’un semis d’un jardinier de Jodoigne, nommé Dussart et sa première production eut lieu vers 1829. Deux jardiniers Dussart étaient connus à Jodoigne au début du 20e siècle, Jean-Henri-Joseph Dussart et Jean-François Dusart.

Poire Vice-Président Delehaye, Xavier Grégoire, 1858

Sauvées de l’oubli

Au milieu du 20e siècle, le catalogue du pépiniériste Jules Chotard à Gosselies présente encore une petite centaine de variétés de poires. Ce chiffre tombera à une vingtaine quelques décennies plus tard, arrêtant comme tant d’autres de greffer des variétés qu’on ne leur demande plus jamais. Charles Populer, directeur de la Station de phytopathologie du Centre de recherches agronomiques de Gembloux et Jean-Pierre Wesel, fondateur de l’association ‘Flore et Pomone’, figurent parmi les premiers à prendre conscience qu’il faut sauver de l’oubli les anciennes variétés, véritable banque d’une immense diversité génétique.

Poires de Jodoigne, 956 Hubert Grégoire, 30 Triomphe de Jodoigne, Simon Bouvier

Verger conservatoire de Gembloux

Ingénieur agronome forestier et docteur en sciences agronomiques, Charles Populer (1932-2012) est le créateur du verger conservatoire du Centre wallon de Recherches agronomiques à Gembloux. Passionné par le riche passé de la pomologie belge, il a écumé durant plus de vingt ans les campagnes pour retrouver et recueillir les variétés d’arbres fruitiers cultivés autrefois en Belgique. Il a été le premier à retrouver les variétés paysannes, comme les poires du pays de Herve qui servaient à la confection des sirops. Aujourd’hui, le verger de Gembloux est devenu l’un des plus importants d’Europe et compte plus de trois mille introductions fruitières dont plus de mille poiriers.

 

Flore et Pomone

Fondateur en 1989 de l’association ‘Flore et Pomone’, Jean-Pierre Wesel est le grand spécialiste des poires de Jodoigne. Après avoir suivi des études d’horticulture et d’agronomie coloniale à l’Ecole d’horticulture de l’Etat à Vilvorde et une courte carrière dans l’armée, il a créé en 1979 à Enines près de Orp-Jauche un verger conservatoire qui met à l’honneur les variétés qui ont une valeur gustative et qui sont faciles à cultiver par les amateurs.

Verger Enines Poire Docteur Lenthier, Xavier Grégoire

Au hasard des rencontres et des conférences données par Jean-Pierre Wesel, les collections se sont enrichies au fil des ans de greffons prélevés sur de vieux arbres obtenus de propriétaires de châteaux, couvents et presbytères, en Belgique et à l’étranger.

Poire Nouvelle Fulvie Xavier Grégoire

Fruiticum de La Ramée

Créé à l’initiative de Jean-Pierre Wesel et inauguré en l’an 2000, un Fruiticum a pris place dans le verger de la ferme de l’Abbaye de la Ramée. La parcelle clôturée par un long mur de 240 mètres exposé au sud/sud-est jouit d’une exposition idéale pour les poiriers palissés dont la plupart des variétés cultivées en plein vent sont devenues très sensibles à la tavelure. Plus de trois cent variétés fruitières anciennes en voie de disparition sont regroupées provenant des quatre coins du monde. Le but est de remettre à l’honneur des variétés excellentes en goût, bien adaptées au climat et facile à cultiver.

Poire Soeur Grégoire, Xavier Grégoire

La relativité du temps

Dans son ouvrage «Pomone Jodoignoise» qui a inspiré cet article, Jean-Pierre Wesel nous parle de la relativité du temps et du retour à la nature. «Semer des pépins de pommes ou de poires et attendre plusieurs années en prodiguant à ces jeunes plantes tous les soins amoureux dont nous sommes capables, tout en étant bien conscients que les fruits que nous en obtiendrons auront peu de chances de posséder des qualités gustatives extraordinaires, voilà, pensons-nous, une façon probable de changer notre attitude vis à vis de ce Temps qui nous malmène sans cesse.»

Poire Zéphirin Grégoire, Xavier Grégoire, 1843

Sources

Bibliographie

  • «Pomone jodoignoise», Jean-Pierre Wesel, éd. Jodoigne Passé Présent, 1996
  • « Variétés anciennes de poiriers et de pommiers. Pourquoi? », Charles Populer, Gembloux Centre de recherches  agronomiques de l’Etat (CRA), Note technique 3/20, 1979
  • « Liste des anciennes variétés belges de poiriers et de pommiers réunies à la station de phytopathologie à Gembloux », Charles Populer, Gembloux Centre de recherches agronomiques de l’Etat (CRA), Note technique 3/23, 1979
  • «Fleurs, Fruits, légumes», Christine De Groote, éd. La Renaissance du Livre, 1999
  • «Dictionnaire de Pomologie», André Leroy, Angers, 1867-1869
  • «Nos Poires» Etablissement horticole de Louis Van Houtte, Gand 1870
  • «Le Verger» Publication périodique d’arboriculture et de pomologie, dirigée par Alphonse Mas, 3 tomes Poires d’hiver, Poires d’été et Poires d’automne, Paris, 1865-1875.
  • «Annales de Pomologie belge et étrangère, Dessins et descriptions de 450 fruits de nos jardins et de nos vergers», Commission Royale de Pomologie,1853 à 1860, réédité par Naturalia 2006.
  • «Les fruits belges, Abrégé historique de la Pomologie belge», Charles Gilbert, 1874
  • «Poires, Bulletins d’Arboriculture» Organe du Cercle d’Arboriculture de Belgique, 1870-1905

Reportage publié en 2001 dans Les Jardins d’Eden (www.edenmagazine.be)

Crédit photos Agnès Pirlot et Flore et Pomone

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