Dressé tel un pilier de cathédrale, le hêtre nous introduit dans le monde des géants. De la Forêt de Soignes à mon jardin, voyage au pays du hêtre.
La Forêt de Soignes
Le hêtre est l’essence dominante naturelle de la forêt primitive d’Europe centrale et occidentale. Aujourd’hui encore, il constitue l’ossature de la Forêt de Soignes située aux portes de Bruxelles. N’ayant jamais été défrichée, cette forêt a conservé un relief et des sols non modifiés par l’agriculture depuis plus de 10.000 ans! A l’âge de la pierre, cette forêt ancienne chargée d’histoire recouvre tout le pays d’un vaste manteau forestier. Elle est occupée par les Celtes puis les gallo-romains. Elle produit du bois pour le feu et pour la menuiserie. Elle sert de cadre pour des chasses mémorables ou de refuge aux soldats combattant dans nos régions.
Chasse gardée des ducs de Brabant
La Forêt de Soignes échappera au défrichement et à la charrue grâce à la protection des ducs de Brabant. Mais au fil des siècles, elle perd du terrain avec des mises à blanc qui restent en friche. Ses lisières sont peu à peu grignotées par les villages et les communautés religieuses qui s’y installent. En1815, à l’époque de la bataille de Waterloo, la forêt de Soignes s’avançait jusqu’au hameau de Mont-St-Jean. C’était une belle futaie, sans taillis, traversée par la route pavée qui menait à Bruxelles. Aujourd’hui, elle couvre encore 4383 hectares et elle fait partie du réseau Natura 2000.
Une forêt cathédrale
Si je vous parle du hêtre, c’est parce que j’ai la chance d’habiter au coeur d’un bois de hêtres bicentenaires, derniers vestiges de la Forêt de Soignes en bordure de la plaine de Waterloo. Un peu naïve, j’ai longtemps cru habiter dans une forêt primaire qui n’a jamais connu l’intervention de l’homme. Je pensais que ces grands hêtres avaient poussé tout seuls! On est pourtant loin d’un biotope naturel. La forêt a été plantée il y a deux cent ans sous le régime autrichien. Cette forêt cathédrale aux fûts bien droits fermes et flexibles qui se balancent au gré du vent autour de ma maison est d’une beauté sans pareille. Sur le plan écologique, par contre, ce n’est pas idéal car quand le hêtre domine, aucun arbuste ni plante herbacée ne vit à son pied.
Hêtre Fayard
Appelé hêtre Fayard, le hêtre commun porte le nom botanique de Fagus sylvatica. Il appartient à la famille des Fagacées. Il pousse à l’état naturel dans une grande partie des régions tempérées de l’hémisphère nord. Dans la forêt, le hêtre est généralement l’espèce dominante qui ne souffre pas de concurrence. Son enracinement traçant est superficiel, muni de racines latérales étendues et abondamment ramifiées. Son tronc droit et élancé peut atteindre facilement 40 mètres de haut, parfois jusqu’à 50 mètres sur 1,50 mètres de diamètre à la base.
Un règne sans partage
Contrairement au chêne qui recouvre son tronc d’un liège épais, le hêtre se contente d’une écorce argentée fine et lisse, sensible aux brûlures du soleil. Pour s’en protéger, il a du habiller sa couronne sphérique d’un feuillage caduc particulièrement dense qui intercepte la lumière. Quand on se promène dans une forêt de hêtre, on est étonné par l’absence totale de taillis. Le hêtre étouffe ses concurrents et empêche ainsi le sous-bois de se développer. Seuls poussent à son pied du lichen, de la mousse et des champignons.
Il fructifie tous les cinq ans
Chaque printemps, le débourrement du feuillage est un moment particulièrement émouvant. La feuille est pliée dans un bourgeon en forme de fuseau allongé et pointu. Elle est ovale à bord ondulé, vert pâle et soyeuse quand elle est jeune. Elle devient en été coriace, lustrée et brillante. En automne, elle vire au jaune or ou brun orangé, couvrant l’arbre d’un manteau de feu. Une fois tombées, les feuilles se décomposent difficilement et contribuent à l’acidification du sol. Tous les cinq ans environ, le hêtre fleurit puis il produit des fruits en abondance. Les faines, petites noix triangulaires, contiennent 40% de matières grasses qui font le bonheur du pigeon ramier, de l’écureuil et du chevreuil.
Bois de chauffage et de menuiserie
Le hêtre prospère en moyenne et basse montagne, entre 400 et 1300 mètres d’altitude. A cette altitude, il était difficile à transporter et à commercialiser et on l’utilisait surtout comme bois de chauffage. Après l’avoir fait bien sécher, ce bois blanc rosé est dur mais il se polit, se colle, se cloue et se teinte facilement. On en faisait du mobilier utilitaire, coffres, tables, pétrins ou billots, plus rarement des armoires ou des horloges. On l’appréciait pour confectionner les parties cachées, les fonds et les planches des meubles de mariage ainsi que les lames de parquet.
Une espèce qui vit 200 ans
Conduit en haute futaie dans une forêt de rapport, le hêtre est abattu dans la force de l’âge, entre 100 et 120 ans, lorsque son tronc atteint 80cm de diamètre ou plus. Il vit rarement au delà de 200 ans bien que dans les Pyrénées Atlantiques, certains hêtres dépasseraient 600 ans et sont devenus des monuments naturels. En futaie, il est nu sur une quinzaine de mètres ce qui donne à la hêtraie son aspect colonnaire si caractéristique.
Les hêtres de mon jardin ont une toute autre silhouette. Lors de la construction de la maison, il y a 60 ans, une partie des bois a été abattue pour former une clairière mais quelques beaux hêtres ont été préservés. Recevant beaucoup de lumière, ils se sont développés en largeur comme arbre de parc avec des branches basses à l’horizontale et vers le bas. En bordure du bois, des fougères et des tapis de jacinthes des bois profitent d’une luminosité plus généreuse. La forêt est bruissante de vie, avec dès 5 heures du matin un concert d’oiseaux tonitruant au printemps et en été. Il y a aussi beaucoup de lapins, des renards et des chevreuils que l’on observe surtout en hiver.
Endurance et robustesse
Peu de feuillus peuvent rivaliser avec le hêtre en ce qui concerne le potentiel de croissance, la robustesse et la dominance nous disent les scientifiques. Le hêtre supporte les emplacements ombragés et les plantations rapprochées. Il prospère sur de maigres terrains calcaires ou acides où d’autres arbres s’épuisent. Il sait exploiter chaque rayon du soleil et ses racines s’infiltrent tout aussi efficacement dans l’humidité du sol. Non seulement il supporte bien les étés frais et avares de soleil, mais il les adore pluvieux. Par contre, sauf dans le fond des valons humides, il s’adapte mal aux sols argileux lourds ou très secs.
A l’ombre de leur mère
Les hêtres doivent patienter de longues années dans la pénombre en attendant qu’une place au soleil leur permette de déployer tous leurs atours. C’est au pied des arbres à maturité qu’ils attendent le temps venu de reprendre le flambeau. Lorsque la plante mère meurt ou qu’elle est abattue, la grande trouée qui se forme au dessus de sa tête donne le signal du départ d’une activité de photosynthèse effrénée. Le jeune arbre pousse bien droit, dépassant rapidement ses concurrents.
Le maillage des racines
Les racines et leurs radicelles sont garnies de poils absorbants qui permettent d’aspirer un maximum d’eau. Au fil des années, le mycélium étend un réseaux cotonneux de filaments souterrains qui peut démultiplier la surface utile des racines en contact avec la terre, et donc pomper plus d’eau et de nutriments. Un maillage d’une redoutable efficacité qui repousse également toutes les tentatives d’intrusion aussi bien de bactéries que de champignons parasites.
Boire et transpirer
Un hêtre adulte peut propulser jusqu’à 500 litres d’eau par jour dans ses branches et ses feuilles. Il procède grâce à un effet d’aspiration qui tracte vers le haut l’eau absorbée par ses racines et qui circule dans ses vaisseaux. Les molécules d’eau accrochées à la queue leu leu se déplacent progressivement vers le haut à mesure que l’évaporation libère de l’espace dans la feuille. Car en été, l’arbre transpire. C’est ce qui donne cette impression de fraîcheur un peu humide quand on se promène en forêt.
Cette humidité, le hêtre contribue à la maintenir par le tapis de feuilles dense et bruissant qu’il étale chaque année sous ses branches. L’ombrage et la biomasse de la couche d’humus au sol qui retient l’eau abaissent fortement la température et freinent l’évaporation de l’eau. Par contre, en hiver, toute la végétation est au repos et la consommation d’eau est temporairement réduite à néant. La forêt ne transpire plus et l’air devient naturellement plus sec.
Un géant aux pieds d’argile
La fragilité des racines constitue le talon d’Achille du hêtre qui résiste difficilement aux vents forts. Le hêtre présente un bois uniformément clair, même en son cœur. Lorsqu’il est atteint de maladie, généralement par des attaques de champignons et parasites, chancre, armillaire, puceron laineux ou cochenille, il la manifeste à un stade très avancé par des écoulements suspects. Le mal a progressé en silence, sans trace visible.
De la vie à la mort
Pour se développer et réaliser la photosynthèse, le hêtre absorbe par son feuillage une énorme quantité de dioxyde de carbone et rejette de l’oxygène. Une partie du CO² est rejeté dans l’atmosphère à la mort du végétal. Mais la plus grande partie reste acquise à l’écosystème. On le retrouve sous forme d’humus dans un lent processus de transformation et d’enrichissement du sol.
Quand un arbre est au sol, une course de relais s’engage pour des milliers d’espèces de champignons et d’insectes. Chacune est spécialiste d’un stade précis de décomposition et d’une partie précise de l’arbre. Désormais, les forestiers ne brûlent plus les déchets issus de la coupe des bois. Un certain nombre d’arbres sont préservés jusqu’à leur mort naturelle. Les arbres morts sur pied, chablis et bois mort au sol représentent autant d’écosystèmes essentiels pour le maintien de la fertilité des sols forestiers.
Le réchauffement climatique avec des étés plus chauds et plus secs met aujourd’hui les hêtres en danger. Depuis l’an 2000, les forestiers se plaignent des ravages causés par les scolytes. Ce sont de petits insectes coléoptères parasites qui colonisent les arbres physiologiquement affaiblis du fait d’un stress hydrique intense. Ils creusent des trous dans l’écorce et pondent à l’intérieur. Comme ils sont porteurs d’un champignon, la maladie s’est propagée rapidement dans toutes les hêtraies de Wallonie. Aucun traitement n’existe. Il faut repérer les arbres malades, les couper et les évacuer rapidement pour limiter la contamination.
Si la tendance au réchauffement climatique se poursuit, les hêtres s’implanteront plus au nord pour trouver plus de fraîcheur. Le paysage forestier sera chez nous plus diversifié avec des espèces plus méridionales qui pourront faire face aux stress de la sécheresse et de la maladie. Dans la Forêt de Soignes, le chêne sessile et le tilleul à petites feuilles vont progressivement remplacer le hêtre avec un mélange d’espèces qui favorise la biodiversité. Dans une centaine d’années, il n’y aura probablement plus de hêtraie cathédrale en Wallonie.
L’éloge du hêtre
Le baron de Tschudi, agronome et arboriculteur du 18e siècle, a fait l’éloge du hêtre. «Le hêtre est la parure la plus riante et la plus riche des montagnes. Son feuillage est épais et étendu. Sa verdure est fraîche et glacée. Son écorce unie et luisante a servi longtemps de tablettes à l’amour. Le hêtre est sobre. Il n’est guère d’arbres qui s’accommodent mieux d’un terrain stérile, pierreux ou anfractueux. Il vient jusque dans la craie et son meilleur élément n’est que le sable mêlé d’argile. Il croît assez bien sur les pentes des coteaux où coulent des torrents sous ses racines. Sa tête est vigoureuse. S’y réunissent et s’entrelacent un nombre prodigieux de rameaux. Elle brave l’orage et la tempête. Ainsi, cet arbre ressemble à tous les êtres bons. Il est pauvre, fier et persécuté, mais il est utile même après sa mort.»
http://www.foret-de-soignes.be/
http://www.environnement.brussels/thematiques/espaces-verts-et-biodiversite/la-foret-de-soignes
Bibliographie
Michaël Vescoli, Le signe de l’arbre, éditions Babel, 2003
Andrée Corvol, Eloge des arbres, Robert Laffont, 2004
Peter Wohlleben, La vie secrète des arbres, Les Arènes, 2017
Pour avoir des conseils de plantations des arbres, rendez-vous dans la rubrique Jardinage, Travaux de Jardinage. Pour découvrir l’univers sensoriel des arbres, rendez-vous dans la rubrique Végétaux Arbres
cet article sur les hêtres est excellent
bravo
meilleurs vœux
Merci Ferdinand, Depuis la rédaction de ce reportage, je regarde mes géants avec infiniment de respect!
Tityre tu patulae recubans sub tegmine fagi…
Merci pour ce bel éloge du hêtre que célébrait déjà Virgile dans les Bucoliques ( Eglogue I ) et que tous les anciens latinistes connaissent encore par coeur même parfois après plus de 50 ans…
Tityre, toi couché sous le toit d’un hêtre touffu… ( littéralement ) Je préfère traduire par: Tityre,toi couché sous la voûte d’un vaste hêtre… ( car une belle ramure n’a rien d’un toit mais la voûte rappelle la forêt cathédrale )
Notez qu’en 1816 Victor Hugo n’hésitait pas à traduire fagus par orme qui pourtant se dit Ulmus en latin. Licence poétique ou confusion?
Et encore merci pour tous vos beaux reportages qui nous font voyager dans un fauteuil au coin du feu en attendant les beaux jours. En attendant, je parcours quasi tous les jours les vastes hêtraies qui peuplent les forêts Luxembourgeoises à 1 km de ma maison et que j’aperçois de mes fenêtres !
Quel article intéressant !
Parfois je me fais la réflexion que nous passons au milieu des arbres sans rien connaître d’eux. Je suis souvent allée dans la forêt d’Iraty, immense hetraie entre la France et l’Espagne et je suis heureuse d’en savoir plus sur ces arbres grâce à cet article.
Merci beaucoup
quel bel hommage rendu à cet arbre majestueux
j’apprends qu’il craint la terre argileuse et le vent
ou vais je planter mon hetre pourpre?
merci pour ce bel article
Je vous joins le texte de Giono : le hêtre de la scierie extrait de « Jean Giono, Un roi sans divertissement au cas où vous ne le connaissiez pas à lire et relire plusieurs fois pour en apprécier sa beauté
Le hêtre de la scierie n’avait pas encore, certes, l’ampleur que nous lui voyons. Mais, sa jeunesse (enfin, tout au moins par rapport avec maintenant) ou plus exactement son adolescence était d’une carrure et d’une étoffe qui le mettaient à cent coudées au-dessus de tous les autres arbres, même de tous les autres arbres réunis. Son feuillage était d’un dru, d’une épaisseur, d’une densité de pierre, et sa charpente (dont on ne pouvait rien voir, tant elle était couverte et recouverte de rameaux plus opaques les uns que les autres) devait être d’une force et d’une beauté rare pour porter avec tant d’élégance tant de poids accumulé. Il était surtout (à cette époque) pétri d’oiseaux et de mouches ; il contenait autant d’oiseaux et de mouches que de feuilles. Il était constamment charrue et bouleversé de corneilles, de corbeaux et d’essaims ; il éclaboussait à chaque instant des vols de rossignols et de mésanges ; il fumait de bergeronnettes et d’abeilles ; il soufflait des faucons et des taons ; il jonglait avec des balles multicolores de pinsons, de roitelets, de rouges-gorges, de pluviers et de guêpes. C’était autour de lui une ronde sans fin d’oiseaux, de papillons et de mouches dans lesquels le soleil avait l’air de se décomposer en arcs-en-ciel comme à travers des jaillissements d’embruns. Et, à l’automne, avec ses longs poils cramoisis, ses mille bras entrelacés de serpents verts, ses cent mille mains de feuillages d’or jouant avec des pompons de plumes, des lanières d’oiseaux, des poussières de cristal, il n’était vraiment pas un arbre. Les forêts, assises sur les gradins des montagnes, finissaient par le regarder en silence. Il crépitait comme un brasier ; il dansait comme seuls savent danser les êtres surnaturels, en multipliant son corps autour de son immobilité ; il ondulait autour de lui-même dans un entortillement d’écharpes, si frémissant, si mordoré, si inlassablement repétri par l’ivresse de son corps qu’on ne pouvait plus savoir s’il était enraciné par l’en cramponnement de prodigieuses racines ou par la vitesse miraculeuse de la pointe de toupie sur laquelle reposent les dieux. Les forêts, assises sur les gradins de l’amphithéâtre des montagnes, dans leur grande toilette sacerdotale, n’osaient plus bouger. Cette virtuosité de beauté hypnotisait comme l’œil des serpents ou le sang des oies sauvages sur la neige. Et, tout le long des routes qui montaient ou descendaient vers elle, s’alignait la procession des érables ensanglantés comme des bouchers.
Merci Alain. Je ne connaissais pas ce texte magnifique!
Merci beaucoup. J’admire aussi les arbres à toutes les saisons quel qu’il soient A tout hasard un site très fourni, recense les arbres remarquables le krapo arboricole à voir aussi https://krapooarboricole.wordpress.com/
Bonne continuation dans vos projets
J’ai été voir le site de Krapo arboricole, très intéressant!
Bonjour et merci d’avoir cité le vieux peuplement de hêtre des Pyrénées. Pour plus de précisions et pour ceux qui souhaiterait le voir, ce peuplement vieux de près de 600 ans se situe dans les Pyrénées Atlantiques, dans la Forêt d’Iraty, canton de Cihigolatze. Ce sont des chercheurs venus de Besançon qui en 1999 ont effectués des carottages et ainsi déterminés l’âge de ces hêtres.
Bonjour madame, merci pour votre site et vos articles qui sont passionnants. J’ai de jeunes hêtres en fond de vallee, proches d’étangs et d’une rivière (entre 10 et 500 m). Nous sommes en Normandie à Pont Audemer (27). Ils se portent bien. Pensez vous qu’ils puissent être en danger avec le réchauffement climatique ? Merci
D’après les scientifiques, les hêtres n’auraient plus leur place dans les climats tempérés d’Europe et qu’ils devraient migrer vers le nord.